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Forêt


Il me regardait. Je guettais une larme. Couché immobile sur le sentier, je voyais son œil dans tous ses détails, qui me fixait. Sa tranquillité surprenante m’avait interdite, alors que je sentais une larme arriver. Ses pattes étaient repliées sur quelque chose. Un cadavre ? Un faon ? Les restes d’un feu ? Un trou ? Ses entrailles ? Dans l’épaisseur végétale qui tapissait l’humus, j’avais pu apercevoir des violettes perçant la couche d’aiguilles desséchées. Ses bois de velours répétaient le rythme des bourgeons tous doux, disséminés partout. Ses cils surtout, étaient des questions, qui bordaient le globe de son œil immense, où se reflétaient les rayons fusant entre les trous et les colliers de poussière. J’avais aimé cet animal et je le savais.

Son volume important m’était un baume. Sa tiédeur était l’idée du bonheur et de la protection. Je me gardai bien de courir à lui pour passer mes bras autour de son cou solide. Il semblait lui-même paralysé.

Des araignées dansaient dans la lumière, incognito, des feuilles pendaient, incertaines, tandis que les jeunes pousses ineffables pointaient au bout de rares extrémités. Je les avais touchées. Je les aurais croquées.

J’étais venue au cerf, j’étais là, tremblant légèrement. Quelque chose coulait de mon nez, c’est moi qui pleurais.

Qui de moi, qui de lui ? Il me parla et disparut. Je découvris le petit marcassin décomposé faisant un ovale noir comme un creux au milieu du chemin.

L’insistance du soleil me fit reculer à mesure que la forêt s’éclaircissait. Je n’avais pas prévu de protection. Combien de présences pouvaient m’apercevoir ? Tout mon être était habité de fantômes que je m’imaginais revanchards. Mais pourquoi ? Ils avaient été mangés, ils n’étaient pas les seuls. Ou bien quoi ? Où sont leurs tombes ?

Heureusement mon ami me protégeait, comme une vierge immaculée au panthéon des saints de la forêt.

J’avais aperçu son pouvoir. Je ne risquais rien. Et la patte de lapin à mon cou m’avait toujours montré le chemin quand j’étais égarée. L’animal, toujours, ange gardien, ange c’est sûr.

Mais leur vie trop courte va me priver bientôt de leur charme. Sans la beauté que leur confère l’écrin dans lequel il leur plait à vivre, ils ne seront que squelettes à viandes succulentes.

Qui parle encore de tilleuls, de peupliers, de balancement dans les brises ? Qui parle d’autre chose que de véhicules plantés dans un tronc au bord d’une route ?

Moi j’ai encore le son des grands arbres qui bruisse en moi, l’ombre sous leur voute et les écorces recelant leur petit monde affairé.

Je bois au creuset de cette coupe transpirant la brume et les fraicheurs du matin, j’y vois en reflet mon visage vieilli. Tant pis. Je rajeunis.

Je pose mes armes à son pied, aux racines de ceux, déterrés, qui ont subi les églises, transformés en alcôves où triomphe l’effigie du veau d’or. Les escaliers n’ont maintenant plus de limites. Les escaliers me ramènent au cerf et à son œil vivant, autour duquel tournent toutes les forêts, ce qu’il en reste. La pupille nous regarde et darde les rayons de son amour chaud.

Ça pourrait être un éléphant. Les complices sont nombreux à partager l’agitation des neutrons, à essuyer leurs humeurs de muqueuses sur les sols, les bords, les lits des rivières déployées jusqu’à la mer. Essuyé leurs peaux, leurs membranes, leurs films, translucides, libéré les poudres et les miels, les sueurs et les sécrétions.

Glouglou, tout est mélangé, évacué, remâché en pire. Ou en meilleur ?

Il y a de plus en plus de pendus accrochés au arbres, en plus des pommes de pains. Mais la verticale n’est bientôt plus qu’une chute. Le fil à plomb est en danger. Il s’enfonce déjà dans les terres, partout. Tout rentre dans le sol, tout s’enfonce.

Les cerfs sont des autels, des images totales qui parlent d’elles-mêmes. Les vols s’affolent, s’arrachent, tombent. Oiseaux en plastiques de toutes sortes se gaussent sur des pattes trop hautes, se mirent de dessus les ponts dans des eaux qui ne sont que des miroirs.

Les ponts sont des maillons de plus en plus enchainés qui étranglent les flux plus petits. Des roues prendront la relève, continueront le mouvement, les arc-en-ciel seront des roues où pendent les punis, les renégats, les zonards, les baladeurs, les ingrats, ces esprits qui débordent jusqu’à menacer la liberté des autres. La roue qui fait pendre ses cils, désormais vaincus, même le cerf n’a plus de mots pour la faire tourner en arrière. Du fond de son origine, il est encore en train de chercher, pour nous, le mot qui aura encore un sens, qui fendra la croûte sédimentée des péchés durcis. Reste la pupille, noire et profonde, puit incalculable commun aux vivants, refuge et confiance mutuelle inchangée.

Tuyau ultime où nous nous rejoindrons tous, aspirant aux cascades, rêvant de s’assoir sur des genoux, se rappelant la brûlure qui fait du bien, dans l’appel de notre corps, sublime et rayonnant.

Dans notre propre tombeau, attendant l’ange, l’ancien cerf trainé à l’infini par les pattes, qui a disparu à un autre point.

Après des dérangements, des promesses, jamais tenues, au départ des fleurs, des fruits, de la simplicité même, les sources ne donnent plus. Après la grande bascule, la chute, toujours et c’est là. Insomnie, psychose, retour à l’enfant et à l’impuissance, les doigts qui grattent lamentablement.


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